Idées noires
2h
On avait 2h devant nous. Pas une minute de plus. On avait prévu de faire ça un vendredi, jour de sport, afin de pouvoir utiliser nos survets et garder nos habits propres.
1h55
On se retrouve dans la cour et discrètement on se planque dans les toilettes le temps que tout le monde se dirige vers la cantine et que la voie soit dégagée. On laisse nos sacs dans l'entrée du bâtiment principal, derrière les casiers, puis on sort du collège. Passage devant la guérite du concierge puis la route qui mène au gymnase. Bifurcation à mi-distance par le sentier casse-gueule qui sert de raccourci aux plus dégourdis quand on va au sport. Quand il pleut dans cette foutue région, la terre se transforme en glaise et le sol est une vraie patinoire. Là, il est sec.
1h45
On est devant l'entrée de la grotte. Elle est située sous le collège, et son accès se trouve sur la face très escarpée de la colline sur laquelle le collège a été construit, à la sortie de S. Une grotte sans intérêt archéologique ni historique mais qui est source de tous les fantasmes d'aventures des gamins du coin. Une grotte en forme de long boyau tortueux d'une centaine de mètres, haut et large d'à peine plus 50cm dans les passages les plus étroits, de plus en plus nombreux à mesure qu'on s'enfonce. On se change devant la grille et on cache les sacs dans un amas de ronces. On vérifie nos briquets, nos allumettes. O. casse le cadenas de la grille avec une pierre et on entre.
1h30
La distance parcourue n'est pas bien grande mais on a déjà atteint la limite au delà de laquelle les visites standards s'arrêtent. La partie plate, sans difficulté et surtout sans trous d'eau.
1h15
On a passé le trou d'eau le plus dangereux. Son diamètre est supérieur à celui d'un homme et il occupe toute la largeur du passage. Obligé de placer nos pieds sur les parois glissantes de chaque coté pour franchir l'obstacle. Le fond est noir, impressionnant. Un pied qui glisse, l'eau est froide. Mais la peur domine toutes les sensations. Ici se termine la marche et commence l'escalade et le rampage. Le briquet de C. tombe en rade et les allumettes sont bien trop humides pour fonctionner. Plus que 2 briquets.
1h
C'est le moment qu'on s'est fixé pour faire demi tour, où qu'on soit. La tentation est grande de continuer encore un peu. C'est fractal cet endroit, ça ne s'arrête jamais, mais simplement ça rétrécit. On continue encore un peu, juste pour voir. Pour se faire peur.
55mn
On fait demi tour. A la fois rassurés d'avoir pris la décision et un peu inquiets d'être allés trop loin. Mais aucun de nous trois n'ose l'exprimer tout haut. On ne parle plus et la fatigue nous force même à faire une petite pause qu'on limite à 1 minute.
40mn
Le boyau s'élargit pour laisser place au fameux passage avec le trou d'eau. O. passe en premier et se retourne pour m'éclairer. Je confie mon briquet à C. et je passe à mon tour. Dans un geste maladroit, C. tombe le briquet dans le trou. Plus qu'un briquet.
35mn
Impossible de courir sans éteindre la flamme. On marche vite, une main pour la protéger mais elle s'éteint au moindre mouvement d'air. C. est trempé, il est tombé jusqu'à la taille dans le trou. On commence à se raconter notre exploit et à se dire que malgré tout, on va arriver à temps. Il nous reste encore 30 mètres quand le dernier briquet rend l'ame. Effroi. On finit en tatonnant dans le noir. La petite tâche de lumière qui apparaît, qui grossit...
20mn
On est enfin sorti et on remonte la pente en courant. La route. Le concierge qui est dehors et qui nous force à passer par le petit promontoire situé derrière sa guerrite. On ne l'a jamais aimé celui là. Gitanes, pastis, peau vérolée, sec comme un clou, mauvais comme une teigne.
10mn
L'enceinte du collège. On entre, on bifurque à gauche dans le bâtiment principal. On se change. La première sonnerie de reprise des cours. On fourre nos affaires sales dans nos sacs de sport.
1mn
Nos sacs de classe sont toujours là. Il nous reste le long couloir puis l'escalier au bout. Au milieu, le bureau des pions. Fous rires.
30s
On court. On passe le bureau des pions, l'escalier est là. On rit d'excitation, de fierté et de soulagement. Au moment même où la sonnerie retentit, un pion sort du bureau et nous aperçoit alors qu'on gravit les premières marches.
- Où vous étiez ??
- Ben... dans la cour...
- Ne mentez pas, je vous ai vus partir tout à l'heure, ça fait 2 heures qu'on guette votre retour. Vous étiez où ??
- ...
Ce cours d'espagnol, on n'y est finalement pas allé. Direction, le bureau de la proviseur.
On a rien dit, mais elle a compris et n'a pas voulu creuser. Pour la dernière semaine de cours, pour notre dernière année de collège, elle nous a simplement fait comprendre qu'elle serait indulgente et nous a souhaité de réussir au lycée. Au moment de sortir de son bureau, elle a juste suggéré en souriant qu'on nettoie nos visages, balafrés de glaise séchée.
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